“Et voilà qui conclut cette présentation sur les formations de mana sauvages ainsi que l’étude par analyse fréquentielle des propriétés intrinsèques à leur matrice cristalline.”

Quelques applaudissements courtois suivirent la clôture du discours de Thenna. Son cousin druide était le seul à montrer un enthousiasme supérieur à la norme académique, réveillant leur oncle qui s’était assoupi dans l’assistance et ne tarda pas à se joindre à la politesse.

Pour la défense du vieux combattant, cette soutenance avait été particulièrement longue, car Thenna visait ici le titre d'Archimage. Elle avait donc rapidement creusé le sujet à grand renfort de jargon savant, laissant les néophytes dans la poussière. Et bien qu'à cause de cela elle appréhendait beaucoup la présence de sa famille étendue, elle dut reconnaître que le soutien apporté avait été bienvenu et que leur attitude avait été jusqu'ici correcte : les jumeaux n'avaient pas bronché, sans qu'on sache toutefois si le sujet les intéressait réellement, Abermalt avait eu quelques encouragements durant les démonstrations pratiques avant de finalement piquer du nez sur le développement théorique et Tymotheus avait en quelques occasions pris des notes, sans qu'elle soit bien certaine de ce qu'il avait pu tirer de la présentation.

Elle était en ce sens bien plus fière d'Alice. Même si l’adolescente s’était trouvée perdue quand le niveau de la discussion dépassait largement celui de ses études, quelques regards appuyés avaient suffi à ramener son attention sur des points abordés quand elle accompagnait sa mère adoptive dans ses recherches. La jeune fille avait alors assidûment pris note.

Maintenant tout ce qu'il restait était la phase de questionnements du jury, où Thenna devrait ne pas se laisser coincer et croiser les doigts pour que sa famille continue de se tenir tranquille.

"Nous allons donc passer aux questions, annonça l'archimage Valevent, chargé de superviser la soutenance. Celles du jury d'abord, monsieur Rocvent, ajouta-t-il à la main volontaire qui s'était levée dans l'assistance.”

La première main du jury à se lever était celle gracile et luisante de mana d’une shaldorei. Cette elfe, nommée Astrae Marelune, n’était pas membre du Kirin tor, mais cela faisait un moment que Dalaran faisait de la gringue aux sacrenuits pour qu’ils partagent leurs savoirs. Thenna savait qu’elle faisait partie de ce racolage, ce qui l’agaçait un peu. Mais elle savait aussi que si sa participation était un succès, la cérémonie d’intronisation n’en serait que plus pompeuse et cela lui plaisait un peu plus.

“Merci pour cette présentation exhaustive. Vous avez évoqué là de nombreuses applications et méthodes d'usage des cristaux de mana. Ce sont toutefois des pistes que d'autres peuples plus anciens comme les bien-nés ou -si je ne m'abuse- les draenei ont exploré et abandonné à cause du caractère volatile et dégradable du matériau."
Son regard pourpre fouillait l'audience à la recherche d'un représentant de ce peuple qui pourrait silencieusement confirmer ses propos, avant de reprendre :
"_Auriez vous découvert une propriété chez cette occurrence particulière de formation cristalline qui remettrait en cause cet état de fait ?
_Pas intrinsèquement, non, répondit Thenna tout comme elle sélectionnait ses prochains mots. Mais les interactions avec l'énergie arcanique sous forme d'ondes ont d'après mes études le potentiel de raffiner l'usage de ces cristaux. C'est pourquoi je souhaiterai rapprocher cette partie des travaux de ceux de l'expédition de Toshley sur la crête chantante."

L'elfe afficha une moue dubitative à la mention des gnomes, mais en rapprochant ses recherches du peuple le plus innovateur d'Azeroth, Thenna venait au moins d'échapper au bourbier de la comparaison avec les mages d'antan.

L'archimage Valevent en profita pour intervenir et remettre le sujet sur ses rails.

"_Ces recherches sur les ondes arcaniques vous ont notamment permis d'entrer en communication avec la faune et la flore ensorcelée.
_Communication est un bien grand mot, tempéra la chercheuse, mais nous avons pu établir le contact, oui.
_Et avec les esprits des bien nés résidant dans les ruines, si j’en crois vos textes, ajouta la sacrenuit, une lueur nouvelle éclairant ses yeux. Voilà qui pourrait susciter l'intérêt de Suramar. Après tout, certains d'entre nous avaient de la famille à Shandaral."

Thenna sentit ses poils se hérisser quand elle croisa le regard luisant de l’elfe. Elle attribua toutefois cette sensation à une méfiance malavisée, sans doute suscitée par la malédiction worgen. Elle faillit ainsi manquer la question de son directeur de recherche, l’Archimage Mirevoie.

“_Pensez vous que cette nouvelle forme d’interaction permettra de mieux comprendre l’origine du phénomène de cristallisation ? Il me semble que vos expériences sur la croissance de la végétation n'ont pas abouti à des résultats concluants. C’est pourtant le point central vers lequel devraient tendre vos efforts, maintenant que vous avez discerné les différentes voies ouvertes par ces travaux préliminaires.
_Préliminaires ? Excusez-moi, je sais qu'il y a eu une grande part de dégrossissement, mais…
_Voyez vous, c'est précisément la faille que je perçois dans ces travaux, renchérit la sacrenuit, qui revenait à la charge. Le sujet de l'étude peine à émerger au milieu des observations. Cette présentation fait un très bon préambule, ne nous méprenons pas, mais guère plus. Combien de siècles vous donnez-vous pour mener à bien vos recherches ?
_…siècles ?
_…décennies, je veux dire. Vous avez bien exprimé l'intention de faire de ces recherches le travail de toute une vie, n'est-ce pas ? Ou bien n'était-ce qu'une formule ?"

Thenna croisa les mains dans son dos, tout comme elle grattait nerveusement la pellicule de mana qui se formait le long de son poignet, sous son gant. Elle n'avait pas vraiment prévu de faire de ses recherches le travail de sa vie. Il s'avérait simplement que sa vie pouvait dépendre de ces travaux.

Quoiqu'il en soit, sa famille avait dû ressentir son malaise, car une ombre planait sur leurs regards et Tymotheus s'était soudain levé pour scander, à la surprise générale :

"Objection ! Ma cousine n'est pas du genre à lancer des formules sans fondement !"

D'abord éberluée, Thenna lança à son cousin un regard plein de remontrances, tout en lui faisant expressément signe de se taire.

"_Monsieur Rocvent, rasseyez vous s'il vous plaît. Ce n'est pas un procès, sermonna l'Archimage Valevent avant de revenir à Thenna. Nous parlons ici d'un sortilège qui a dévasté une cité et continue d'impacter la région. Mais vos recherches n'apportent guère de piste quant à l'identification de son épicentre ou origine. Toutes ces découvertes sur l'exploitation des propriétés uniques de la forêt sont des progrès en soi, mais vous trouverez certainement un faisceau d'indices plus satisfaisant en vous mettant à la recherche du sortilège originel.
_Peut-être est-ce simplement un problème de perspective, abonda la sacrenuit. Après tout, on ne peut guère attendre d'une humaine qu'elle se projette dans les méandres d'une société bien-née à la veille d'une telle tragédie. Peut-être que ces recherches gagneraient à être scrutées par un autre regard.
_Objection !
_Monsieur Rocvent, vous prendrez la parole quand vous y serez invité !
_Du calme, mon garçon." tempéra l'oncle Abermalt qui tirait le druide par le bras, l'obligeant à se rasseoir.

Mais si vite rabroué qu'il fut, l'aboiement de Tym avait donné à Thenna une nouvelle perspective sur son jury. Comme un avertissement d'un instinct profondément animal à un autre, il lui montrait les mages devant elle comme un tapis de prédateurs. Les regards intéressés lui paraissaient avides et les sourires placides affamés. Elle se sentait scrutée comme une bête acculée dont on attendait le prochain mouvement, pour la rabattre implacablement.

Leurs mots avaient pourtant du sens. Une collaboration avec les sacrenuits, les héritiers de la société bien née, lui permettrait d’aller avec plus d’assurance à la rencontre des esprits kaldorei. Et découvrir l’origine de la malédiction de cristal lui apporterait des réponses bien plus rapidement que des années de théories et d’expérimentations sur ses manifestations.

Mais leurs intentions flottaient dans l’air, nauséabondes. Une accaparation plutôt qu’une collaboration, des directives plutôt que des directions. Et à la clé, le droit de se pavaner avec un titre pompeux et de s’approprier à son tour le travail de nouveaux apprentis. Une pugnacité toute humaine lui commandait de s’opposer à eux, motivée par un sentiment d’outrage croissant.

Elle savait pourtant que c’était là les rouages de l’académie. Elle croyait les avoir assimilés, acceptés. Mais ils la mettaient en colère, elle ne pouvait pas se mentir. Pas avec la malédiction worgen qui se nourrissait justement de cette colère.

“Madame Rocvent ?”

Troublée par l’hostilité soudaine de ses pensées, la mage avait manqué le jury qui essayait d’attirer son attention.

“_C’est mademoiselle, rétorqua celle-ci, plus sèchement qu’elle l’aurait voulu.
_Très bien mademoiselle, mais il reste toutefois la question de-”

Question qui resta en suspens car une personne à la politesse toute informative toqua à la porte avant de l’ouvrir à la volée, révélant un gardien de la cité à l’armure clinquante. Il était suivi, surprenamment, de gardes gilnéens de l’Enclave de Croc Gris.

“_Madame Thenna Rovent ?
_C’est mademoiselle ! tempêta l’intéressée, à bout de sa très courte patience pour la question.
_D’accord mademoiselle, mais nous allons tout de même devoir vous demander de nous suivre.
_Nous sommes en plein examen, voulut tempérer l’Archimage Valevent. N’est-il pas possible d’attendre au moins la fin de la séance ? …Des questions du jury ?
_L’examen est ajourné. Nous avons trouvé des ouvrages à caractère incriminant dans les appartements de mademoiselle Rocvent et elle fait maintenant l’objet d’une enquête. Toute démarche administrative la concernant sera suspendue. Vous connaissez la procédure.
_Des ouvrages interdits ? Si c’est à propos des tomes de nécromancie, j’avais une dérogation et je vous les ai déjà livrés !
_Voilà un tournant intéressant, nota une Astrae Marelune amusée, s’adossant dans son fauteuil comme si le petit drame était destiné à la divertir.
_Pas de la nécromancie, dit le gardien du Kirin tor avant de consulter les gardes worgens derrière lui. Mais des parchemins liés aux recherches de l’archimage renégat Arugal, énonça-t-il avec leur approbation. Considérant les antécédents de mademoiselle ainsi que de sa famille, l’enquête sera conjointe avec les autorités gilnéennes.
_Je sens comme une odeur de préjudice, fit noter Abermalt, sans se lever de sa chaise.
_Mais alors c’est un procès maintenant ? demanda Tym, confus.
_Ne te lève pas encore, mais on dirait que c’est ce qui se dessine.
_Quoiqu’il en soit, vous l'avez entendu, l’examen est ajourné.” soupira Valevent en refermant son exemplaire du mémoire de recherche devant lui.

Un concert de raclements de chaises suivit, tandis que le jury puis l’audience se levaient pour quitter la salle. Le futur et la carrière de Thenna étaient très certainement en train de filer par la même porte, mais quelque chose empêchait la mage de le voir, ou de l’admettre. Peut-être était-ce la colère qui battait encore à ses oreilles ou la confiance en sa propre innocence qui la berçait dans l’illusion que tout ceci n’était qu’un écart temporaire et qu’elle reviendrait vite aux affaires qui l’intéressaient. Il le fallait, après tout.

Peu importe ce qui lui permettait de tenir debout, elle choisit de le laisser l’envelopper et se porta entre les mains des gardiens avant qu’ils aient l'occasion de tirer leurs menottes enchantées. Elle jeta un œil en arrière, vers sa famille qui s’était rassemblée en petit conciliabule et vers Alice qui apparaissait livide et choquée. Elle aurait voulu la rassurer par des mots, mais au milieu du brouhaha ambiant, elle ne put lui offrir qu’un hochement de tête confiant pour toute assurance que les choses iraient bien. D’un autre hochement de tête entendu à sa cousine qui la scrutait du regard, elle laissait sa fille entre de bonnes mains, le temps de son absence.

Au rythme soutenu imposé par les gardiens, Thenna fut sortie de la pièce, escortée vers une forme d’examen tout autre, avec tout de même son propre lot de questions épuisantes.

Aujourd'hui était une journée de méditation pour Tym. Et elle était importante, alors il n'avait pas lésiné sur les pierres de protection et les cercles dans l'herbe. En effet, depuis plusieurs jours le druide était assailli de visions inquiétantes qu'il ne parvenait pas à interpréter. Ou plutôt, dont l'interprétation était insuffisante pour remédier aux événements décrits.

Alors un jour, il s'était confectionné un attrape-rêve et après quelques nuits de cauchemar, il était parvenu à capturer ces songes insaisissables.

Maintenant, dans un bosquet d'Émeraude, il avait réuni son âme fragmentée devant la grande représentation onirique de l'attrape-rêve dans la toile duquel se jouait la vision. Le conseil de ses alter ego entendait explorer les méandres de ce songe qui revenait trop souvent pour n'être qu'une pièce hasardeusement montée par leur subconscient.

“_Récapitulons d'abord ce que nous savons déjà, réclama Hans, le Sélénien qui attachait une grande importance à l’information. Trois louveteaux dans les ténèbres, assaillis par des manifestations des ombres.
_Ce sont les enfants, affirma Tym avec une certitude toute instinctive. Je sais qu'on en a que deux mais j'en suis persuadé.
_Que deux pour l'instant, déclara Tam le Loup à la fourrure hérissée. C'est déjà pas une grande portée et en plus ils sont en danger. Je veux savoir de quoi !
_La nuit noire qui se cassent comme du verre. Des yeux rouges, des murmures qui font mal aux oreilles et des cris qu’on entend de partout, énonça Flora, la Fleur.
_Qu'en pensent nos spécialistes de la noirceur de l'âme ? dit le Sélenien, en consultant le Lion sanguinaire et l’Ours dépressif.
_Des yeux qui épient tout le temps ! s’écria alors Tommy. Des ennemis dans l’ombre ! Des voix sans substance qui poussent à la folie ! Des cris venus du cœur ou d’ailleurs ?!
_Ces ténèbres, je les trouve familières, continua Marvin. Je les ai déjà perçues, ici.
_Tu veux dire que ça pourrait venir de nous ? s’inquiéta Tym.
_Peut-être. Ce ne serait pas la première fois qu’on fait du mal autour de nous… Non ?
_Quoiqu’il en soit, intervint Allan, le Cerf à l’optimisme infaillible. Si cette vision découle des rivières du temps, alors deux voies s’offrent à nous : remonter sa source ou suivre son cours jusqu’à un futur plus serein.
_Pourquoi “ou” ? questionna Tam. On se sépare et on suit les deux pistes.
_Deux groupes, cela me semble raisonnable, accorda l’Explorateur des bois.
_Mais il faut que l’un de nous reste ici pour fouiller la vision présente, objecta le Sélénien.
_Je m’occuperai de ça, convint Tym. Pour les groupes maintenant…”

Les alter-égo se consultèrent du regard, le temps que leurs pensées s’accordent, avant de finalement les formuler :

“_Je remonterai l’origine de la vision, annonça le Connaisseur. Si elle est liée à l’un de nos souvenirs, je suis le plus à même de l’identifier.
_Je viens avec lui, déclara la Fleur. Au cas où on trouve d’anciennes blessures.
_Et si la vision s'abîme et nous emporte, je nous en sortirai… dit encore la Guigne.
_Très bien, ce qui nous laisse pour l’autre voie…
_Moi, évidemment, claironna l’Explorateur. Je trouverai notre dénouement heureux dans les sentiers du Destin !
_Et on sera là pour le surveiller et déchiqueter les obstacles.” ajouta le Loup, engageant par là même le Lion qui se contenta d’acquiescer d’un air enthousiaste.

Un hochement de tête entendu anima le cercle des personnalités avant que les deux groupes désignés ne se tournent vers le portail que formait l'attrape rêve et n'en franchissent le seuil. Tym s'avança à son tour et se planta devant la vision qui se jouait à la surface du grigri pour interagir avec elle par le biais des filaments tendus.

L'attrape-rêve était l'outil par excellence du druide. Simpliste dans sa conception, il se montrait étonnamment sophistiqué et versatile dans la dimension onirique où les rêveurs pouvaient en manipuler les propriétés même. Tym par exemple s'en servait de lunette dont il changeait la lentille en modifiant les nœuds, de sorte à observer la vision selon différents niveaux d'abstraction.

Les louveteaux dans les ténèbres devinrent tour à tour des bourgeons sous un ciel où les étoiles s’enlaçaient en un réseau de pure énergie rouge, des vaisseaux ballottés par la tempête et des silhouettes frémissantes au milieu d’une cacophonie de sons devenus des couleurs. La réalité passait dans le Rêve comme la lumière dans un prisme et il lui fallait en rassembler les rayons pour découvrir la vérité de sa vision.

Pendant ce temps, le groupe qui remontait le cours des événements avait atteint son premier obstacle. Hans, Marvin et Flora sur leur petit radeau se trouvaient face à un immense globe oculaire à l'iris marron, que le sélénien s'efforçait d'identifier en faisant défiler les visages de ses souvenirs.

Marvin était étendu sur le dos pour contempler le vide et Flora avait changé ses sarments en corde à sauter quand finalement, une correspondance fut établie. Le hibours émit un ululement triomphant qui interrompit l'activité de ses camarades.

"_Le voici, notre oncle Abermalt, dit-il aux deux autres.
_Tu penses que c'est une métaphore ? demanda l'ours sans se relever. Comme le jugement de la famille ou quelque chose comme ça ?
_Non, je crois que c'est littéralement l'œil qu'il a perdu à la guerre.
_Alors il suffit de réparer ça pour libérer le chemin !" scanda l'Innocente.

Et avant qu'on puisse l'en empêcher, elle effleura d'une vrille végétale l'immense globe oculaire qui frémit avant de s'effondrer devant le radeau. Une onde anima les flots noirs avant que la surface de l’eau se brise et emporte le radeau dans une cascade spiralant jusqu'à une abîme circulaire.

"_C'est une marmite ! s'écria Flora en voyant l'objet qui avalait le cours de la vision.
_La fumée qui sort de la marmite, ajouta la Guigne. Je la reconnais aussi. Et il y a des choses dedans."

Le radeau plongeait à grande vitesse vers le chaudron d'où s'échappait une dense fumée aux couleurs sanguines. Au travers de ce rideau un jeu d’ombres dessinait les silhouettes larges et bedonnantes d’ogres dansants.

“_On en a assez vu maintenant, décida le Connaisseur avant de s’adresser à l’ours. Sors nous de là, je ne veux pas finir au bouillon, même en rêve.
_D’accord, on descend…”

Se dressant mollement sur ses pattes, Marvin leva les bras sans grande conviction et les abattit comme toute la misère du monde contre le radeau qui se disloqua sous l’impact. Traversant le bois et les flots, les trois alter ego chutaient lentement hors de la vision pour tomber dans les ténèbres les plus sombres de l’âme.

“Vous entrez dans la faille Broie-du-noir, prévint l’ours dépressif. Veillez à garder votre tête entre vos genoux et vos genoux entre vos bras, pendant toute la traversée. La position foetale est aussi acceptée.”

La petite fleur s’était repliée entre ses pétales comme chaque fois qu’elle devait visiter les tréfonds les plus négatifs de leur esprit et le hibours la retenait donc délicatement entre ses griffes pour éviter qu’elle ne dérive dans le gouffre.

“_Est-ce que ce sera long ? demanda le sélénien.
_Tu veux la réponse optimiste ou réaliste ?
_C’est une question piège ? Tu ne donnes pas de réponse optimiste.
_Gagné.”

L’ours se roula en boule jusqu’à la fin du trajet et le Connaisseur croisa les bras, prenant son mal en patience.

À l'autre bout de la vision, le groupe de l'Explorateur avait vogué sur des flots intrépides jusqu'à ce que la rivière s'épanche en un marais où la végétation montait à l'assaut de leur radeau.

Maintenant, Tommy et Tam opéraient une coupe sombre. Ils déchiquetaient les vrilles qui barraient la route et les lianes qui tentaient de détourner leur trajet. Allan pendant ce temps guettait les différents embranchements de la rivière à la recherche d'un futur propice. Mais entre les bouquets sanglants de blessures ordinaires, le château de cartes vacillant de trop légères précautions et les plaies purulentes d'abcès qu'on avait mis trop longtemps à percer, les futurs n'étaient pas prometteurs.

Comme le disait parfois Marvin, les choses pouvaient mal tourner de mille façons, tandis qu'il fallait un étonnant concours de circonstance pour qu'elles se déroulent de manière satisfaisante. Allan n'adhérait normalement pas à cette idée. Il croyait aux joyeux accidents et que l'on avait plus de chances de trouver le bonheur en suivant sa propre route qu'en le cherchant.

Il n'ignorait toutefois pas que de sombres forces étaient à l'œuvre ici et qu'il ne pouvait pas simplement flâner jusqu'à tomber sur ce qui les intéressait. Finalement, il discerna quelque chose qui attisa sa curiosité, son organe le plus développé. Un motif qui évoquait une aile dépassait d'un bosquet non loin. Suivant son instinct, il mena l'embarcation sur cette voie.

Quand la végétation se referma sur eux, les deux prédateurs du groupe durent jouer des crocs et des griffes pour ouvrir le passage. Puis quand l’eau laissa place à la terre boueuse et les lianes à des ronces acérées, l’Explorateur se fraya un chemin en abattant ses bois avec le même effet sur la végétation qu’une machette.

“_On doit être sur le bon chemin, nota Tam. Parce que quelque chose ne veut vraiment pas qu’on aille par là.
_Tu dis vrai l’ami, approuva le Cerf. Et ce qui nous barre la route n’a rien d’un gardien enchanté.
_C’est pas un gardien, assura Tommy. C’est un envahisseur ! Et il veut s’étendre sur tout notre futur !”

En se jetant imprudemment à l’assaut des épines, le félin s’était infligé de nombreuses plaies d’où avaient jailli des fumerolles sanguines qui se muèrent bientôt en ronces de fer. La violence appelait la violence et le Dément n’avait été que renforcé par leur passage en force. Tant et si bien qu’après avoir franchi les derniers obstacles les séparant de leur destination, c’est le Loup qui dut le saisir par la peau du cou pour le sortir de la végétation épineuse dans laquelle il se serait autrement joyeusement perdu.

Les trois compères se trouvaient désormais dans une clairière, face à une étrange sculpture de vieux bois. Celle-ci prenait la forme d’un dragon que la végétation grimpante colorait de vert, jusqu’aux ailes faites de branches crochues entre lesquelles s’étendaient des tapis de lierre.

De la gueule du dragon qui était une souche évidée, s’écoulait une cascade d’eau claire dont la pureté semblait suffisante pour retenir la corruption rampante.

“_Nous y sommes ! claironna le Cerf. La conclusion heureuse de notre histoire !
_Génial, grogna Tam en observant la sculpture. Et ça veut dire quoi ?
_De l’eau… Un dragon. Ce n’est pas très difficile, j’imagine que la solution se trouve dans les îles aux dragons.
_Et pourquoi il est en bois alors ?
_L’eau est dans le dragon ! scanda Tommy. Ça veut dire qu’il faut en étriper un !
_D’accord… Laissez tomber la logique, gronda encore le Loup. Ces choses-là se font à l’instinct.” dit-il en approchant l’effigie.

En tant qu’incarnation de la malédiction worgen, Tam pouvait se targuer d’avoir pour lui l’instinct primal et une compréhension innée de la nature. Il se planta donc devant le dragon d’écorce aux yeux comme des trous à hiboux et le fixa longuement de son regard enflammé. Il finit par discerner dans le creux des orbites une lueur émeraude fugace, qui semblait elle-même couver ses propres visions. A l’intérieur, il pouvait distinguer des plaines verdoyantes, des silhouettes ailées, des amas de cristaux énergisés, des grottes illuminées d’or. Mais plus longtemps il fixait la vision et plus il semblait qu’elle allait l’engloutir et l’emporter plus loin encore dans le Rêve.

Finalement, le Loup s’ébroua et tourna la tête vers ses camarades :

“_Z’avez raison, il va falloir trouver un dragon.
_Et l’étriper ?! questionna le Dément avec espoir.
_Ça reste à voir. Fais nous sortir d’ici.” ordonna-t-il ensuite au Cerf.

Profitant de la capacité de l’Explorateur à produire ses propres chemins de traverse dans le monde onirique, le trio quitta les sentiers de la vision pour faire part de ses découvertes à Tym et au reste de ses alter ego.